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lundi 26 mars 2012

théorie de l'arrachement et chtonalgie




Chtonos était le nom donné à la terre sous son aspect interne et obscur. En géologie, un terrain autochtone est un terrain qui n'a pas été déplacé par un chevauchement, ou une érosion. 
 

I. L'attachement et sa théorie: typologie réductrice ou pulsion du peau-à-peau ?

(d'après L'attachement au cours de la vie
 Modèles internes opérants et narratifs
Raphaële Miljkovitch
puf 2001)





Ce qui a été compris n'existe plus,
L'oiseau s'est confondu avec le vent,
Le ciel avec sa vérité,
L'homme avec sa réalité.

Paul Eluard, Le miroir d'un moment
in Capitale de la douleur, Gallimard 1926



Des psychanalystes, des oies et des neurones
Le psychiatre  John Bowlby (1907-1990) subit l'empreinte initiale du courant psychanalytique de M. Klein, qui voyait les pulsions comme constituant intrinsèque d'un « sujet-sac », ceci en désaccord avec A. Freud et D. Winnicott dont les théories laissaient quant à elles une large place à l'environnement; l'empreinte déterministe persistera. Bowlby développa sa théorie de l'attachement ( lien affectif entre un individu et une figure d'attachement) à partir d'une clinique des enfants séparés de leur mère au cours de la deuxième guerre mondiale; sans jamais se démarquer totalement d'une psychanalyse qui le combattit (pour la psychanalyse, l'environnement n'est pas perçu de façon directe, mais fantasmée sous l'influence de la pulsion, et cette "médiateté à l'environnement" serait caractéristique d'H. sapiens), il s'appuya sur les données théoriques des sciences cognitives et de l'éthologie. Ses travaux ainsi que ceux de son contemporain R. Spitz ont permis de faire évoluer les conditions d'accueil des enfants en hôpital ou en institution, restreintes jusqu'aux années 1950 à une prise en charge physiologique excluant quasiment toute possibilité de communication affective...  Des apports de S. Ferenczi - qui utilisait en entretien de patients traumatisés des « conduites d'attachement » - sont compatibles avec la construction de Bowlby, et Balint, élève de Ferenczi, reprendra certains aspects de la théorie de l'attachement.


L'éthologue K. Lorenz (1903-1989) postula chez l'animal l'existence d'une fenêtre sensible à l'attachement en post-natal, et au cours de laquelle se déterminerait l'empreinte, cette « capacité d'acquisition rapide par un juvénile des caractéristiques d'une forme spécifique et qui orientera de façon permanente les conduites ultérieures », qui aurait un substrat neurobiologique; à partir de ces données, Bowlby postule l'existence d'un besoin primaire d'attachement, érigé plus tard en véritable pulsion (Andrieu 1979). A la différence cependant de l'appareil pulsionnel freudien, le but de cette pulsion n'est pas la recherche du plaisir au travers du nourrissage, mais la recherche d'autrui, par le lien affectif. L'attachement vise a une proximité physique et psychologique, et l'acquisition progressive de la disponibilité de la mère permettra à l'enfant de ne plus devoir activer en permanence son système d'attachement; les enfants dits « secure » peuvent alors se consacrer à l'exploration de leur environnement. Cependant les « modèles internes opérants » construits lors de cette toute première phase d'attachement, et qui influent sur la perception qu'a le bébé de son environnement affectif, seraient remis en oeuvre dans toutes les rencontres ultérieures du sujet. Les enfants « insecure », eux,  développent des conduites résultant à divers degrés d'activation insatisfaite du besoin d'attachement et d'évitement de l'environnement.



Une typologie de caractères « secure » versus « insecure »
Dans la clinique de la séparation telle que décrite par Bowlby, chez l'enfant de dix-huit mois à quatre ans, on observe une phase initiale de prostration (de quelques heures à une semaine), suivie d'une phase de désespoir et de colère, puis d'une phase de détachement avec refoulement du besoin d'attachement (souvent spécifique de la mère)1. En situation familiale, et dans une situation optimale d'attachement/détachement avec la mère « base secure », un enfant « secure » va lui non pas refouler, mais choisir d'activer ou non-activer selon les circonstances le besoin d'attachement. Un test de mise en « situation étrange » (dans lequel une étrangère remplace temporairement la mère dans la pièce où est l'enfant) permet alors de définir différents types d'attachement:

A) type anxieux-évitant associé à une mère trop distante affectivement: le besoin d'attachement étant insatisfait, l'enfant construit des défenses (sur le modèle psychanalytique) qui, par évitement, le préviennent des affects douloureux. Il y a intrusion des mères d'enfants évitants, qui sont contrôlantes, tout en présentant une aversion au contact physique. L'enfant sera sujet à des phobies scolaires, à une agoraphobie, et à l'angoisse de séparation. La défense l'empêche de prendre en compte ce qui est ressenti par les autres, et il serait plus susceptible à son tour de maltraiter (activement ou par défaut) ses propres enfants2. Ce type serait « contagieux » de génération en génération, l'enfant devenu mère tentant de combler un besoin d'affection resté insatisfait, tout en restant dans l'évitement physique;

B) type secure si la mère est « suffisamment bonne », est une « base contenante » pour les affects de l'enfant, pouvant ainsi lui montrer qu'ils n'ont pas d'effets dévastateurs (la mère a une « reflective self capacity » et de l'empathie, est l' « appareil à penser les pensées de BION (1962)), l'enfant parvient à tolérer sa détresse et gérer ses émotions;

C) type anxieux-ambivalent dans les contextes où la mère alterne des phases d'absence affective à des mises en dépendance excessive: il y a imprévisibilité de la mère quant au "caregiving". L'enfant présente des alternances d'attachement et de résistance paradoxale à l'attachement, et ce type est caractérisé par les pleurs les plus fréquents. La non-accomodation des affects par la mère peut conduire a une « terreur sans nom » chez l'enfant (BION 1962). Le vol émotionnel est caractéristique de ce type, car la mère détermine la façon dont l'enfant doit ressentir les affects, plutôt que de l'aider à découvrir ce qu'il ressent (STERN 1985). La mère est culpabilisante, l'enfant tente de plaire; il a l'impression que ses sentiments sont déterminés par la mère, et se construit un self complaisant ou « faux-self » au miroir déformant de sa mère (WINNICOTT 1960). Ultérieurement il pense que les autres sont responsables de ses problèmes; il deviendrait facilement la « tête-de-turc » de ses camarades.


D) type désorganisé-désorienté (de conceptualisation plus récente) qui ferait suite à des traumas ou des deuils non résolus3. La peur est ressentie par le parent, l'enfant ne peut « ni approcher, ni se détourner, ni fuir » et alterne des phases de résignation et de colère. Il avorte de lui-même ses tentatives d'attachement avant même le contact avec la mère, et son comportement peut apparaître étrange.


Une typologie, qui plus est se voudrait généalogique, le type d'attachement de la mère déterminant celui de l'enfant, plutôt que des  stades intra-individuels... mais un anxieux-ambivalent ne peut-il pas évoluer en anxieux-évitant ? Tout juste semble-t-il admis par la théorie qu'un type D) puisse succéder à un B) après un traumatisme... 



attachment versus care
Il est intéressant de noter, que bien qu'émanant de courants de pensée apparemment très différents (psychologie cognitivo-comportementale pour l'un, contre-culture américaine pour l'autre), les théories de l'attachement et du care ont en commun cette notion de la dépendance en fait de société, mais dépendance déterminée précocement, dans un modèle, avec des « non-détachés » ou des « non-attachés », et dépendance dont les modalités évoluent au cours des périodes de la vie et selon l'environnement social dans l'autre.




Cassettes de fonctionnement, fardeau maternel trans-générationnel
("un MIO plutôt qu'un MOI")

Le style d'attachement dépend essentiellement du comportement de la mère4; cependant l'enfant disposerait d'un tempérament (en partie génétiquement déterminé !), qui influerait peu sur le type d'attachement, mais plutôt sur l'expression de l'insécurité. L'interaction entre le tempérament de l'enfant et le comportement de la mère aboutirait à la constitution d'un "modèle interne opérant" (MIO), véritable « matrice de l'amibe »6, car le MIO ainsi constitué resterait déterminant dans toutes les relations futures, et le MIO de la mère déterminerait de façon prépondérante le comportement interactif de l'enfant ! Ce modèle comportemental à base génético-neurobiologique7, dont on peut craindre qu'il ne soit l'outil, par une approche « éducative », d'un processus normatif8, est quelque-peu modéré par R. Miljkovitch, qui critique le concept trans-générationnel absolu, et rappelle que pour Bowlby (mais plus pour certains de ses successeurs) l'attachement n'est qu'une des pulsions objectales, et que la « théorie de l'attachement » ne peut de façon exclusive tenter de forger une détermination de ce qui ne serait plus un sujet. Il ne faut pas considérer comme absolue l'influence parentale dans le domaine de l'attachement, et d'autre part le développement de l'enfant n'est pas déterminé uniquement par les relations d'attachement des parents. Par ailleurs il existe sans doute au sein de l'individu une pluralité de MIO, avec des discordances possibles entre MIO paternel et MIO maternel, mais ce MIO paternel, secondaire, ne serait « transmissible » ni à l'enfant ni au conjoint, et permettrait plutôt un certain échappement au modèle maternel, un certain jeu introduit par la relation au père. Un conjoint "secure" pourrait également avoir une fonction préventive dans la « transmission insecure », mais ce type de couple discordant secure / insecure serait rare... 



Meilleur des mondes
Dans la dynamique en marche depuis le 18è siècle à nos jours, celle d'un contrôle biopolitique du sujet, on pourrait s'inquiéter de cette typologie par trop déterministe qui permettrait, par « mise en situation étrange » du très jeune enfant, de recruter les quelques secure futurs oligarques d'une société ultranormée, d'identifier les ambivalents et les évitants, futur peuplement majoritaire, respectivement, de la zone grise de compromission entre victimes et surveillants (« kapos » du système), ou de l'espace virtuel digital ou médiatique déshumanisé où flotte une part de plus en  plus large de la population...




Mais où est passé l'environnement ?
Cette stabilité annoncée du profil d'attachement (qui se vérifierait dans 75% des cas environ, entre profil de « situation étrange » et AAI ou tests similaires, cf. plus loin) n'existerait qu'en environnement stable, « hors événements de vie majeurs tels décès d'un parent, etc... ». Qu'est-ce qu'une vie sans décès majeur, sinon post-humanisme d'encore fiction (où peut-être on nous greffera des « modules » MIO à la demande, dans une splendide connectique non-combinatoire et non-plastique ?) Pour l'heure, la théorie de l'attachement s'auto-valide en environnement continu, comme si le trans-générationnel d'amibes surmontait un aléatoire sociétal de la mort. Heureusement pour le sujet, à ce jour encore, la vie est pleine de dangers comme de surprises... et la corrélation des tests utilisés est reflet de la stabilité de certains environnements normés, plutôt que marque de  transmission d'une « boite noire » embarquée à bord...



Modèles internes opérants et représentation:
la distorsion de la mémoire épisodique de l'insecure
Avec cette incursion de l'attachement (théorie comportementaliste) dans le domaine cognitiviste de la mémoire et de la représentation, on touche à un domaine sans doute beaucoup plus dynamique et moins typologique, et à une travail  plus scientifique et donc au potentiel réellement expérimental et non plus purement descriptif voire normatif.

Dans un mouvement vers  une forme de symbolisation au sein des  néo-théories de l'attachement, il est proposé que l'enfant précocement exposé à une empreinte de la réalité dans son mode d'attachement à la mère (dans un « ici » et un « maintenant », dans une perspective phénoménologique) développe une représentation de ce processus; la théorie de l'attachement fonctionne dès lors selon un double modèle, sensori-moteur (et son « reflet exact » de la réalité9) et représentationnel - avec incursion au langage -. On pourrait dès lors distinguer une proto-théorie de l'attachement, restreinte au toucher, à l'empreinte, au sensitivo-moteur, et une néo-théorie étendue à la représentation10, et donc, outre l'intervention d'un "module de commande comportemental" issu de l'éthologie et commun au monde animal (le MOI), à l'analyse de la mémoire épisodique, qui est gérée par  l'affect, et clairement hors d'atteinte prépondérante d'un quelconque génétique, mais  restreinte cette fois par le filtre sensoriel propre à l'espèce.

Dans leur vocabulaire spécifique (qui fit souvent ligne de front avec la psychanalyse, et qui initialement ne rejoignait pas celui des cognitivistes), les théoriciens de l'attachement introduisent à ce point le terme de métacognition – ne se risquant pas à celui d'empathie -; la métacognition, « acquise à six ans chez les enfants secure », permet de saisir et de comprendre les intentions d'un autre (MAIN 1991). Les insecures, eux, présentant un défaut d'empathie, « vivent à l'instinct, sans réfléchir à ce qu'ils vivent ou ce que vit l'autre »11. L'insecure va ainsi construire des mémoires sémantique (connaissances générales sur le monde, mémoire des faits abstraits) et épisodique (histoire personnelle de l'individu, encodée dans son aura affective) incompatibles, car c'est la « version parentale » de son propre vécu qui est mémorisée: le « vol émotionnel » va entraîner un encodage épisodique distordu12. Mémoires sémantique et épisodique sont cependant, plus que des « modules » distincts, des processus dynamiques et interdépendants:  le rapport « direct » au monde réel permet l'encodage de la mémoire sémantique, et le passage par l'affect celui des événements personnels de la mémoire épisodique, les deux types de mémoire gouvernant de concert la manière d'être. La mémoire sémantique va être enrichie par des souvenirs « métabolisés » issus de la mémoire épisodique; le « refoulement » de souvenirs incompatibles avec une manière d'être prévalente, ou à l'inverse un travail thérapeutique, va aboutir au remodelage, ou à la stratification en niveaux plus ou moins conscients, de la mémoire épisodique13.

Certains auteurs d'ailleurs remettent en question la stabilité de l'attachement et des représentations cognitives associées, mais considèrent plutôt le MIO comme une organisation latente prédisposante: il en résulte une chaîne d'interactions, avec en amont le tempérament qui serait stable et plus ou moins inné, puis le MIO qui est défini lors de l'attachement primaire et auto-entretenu au cours des attachements secondaires (par choix des partenaires et exercice des mécanismes de défense déjà acquis)14, plus en aval les structures cognitives corrélées aux différents types d'attachement étant elles réaménageables. En « bout de chaîne » la manière d'être serait être conditionnée par les représentations, mais le caractère largement inconscient du processus, jusqu'aux mécanismes cognitifs inclus, est maintenant souligné, ainsi que le rôle des influences externes, en termes de croyances, etc... émanant de l'environnement.

En 1985 est proposée une batterie de tests pour les enfants en âge scolaire et les adultes, l' «Adult Attachment Interview » (AAI), qui va tester la concordance entre l'idée que l'on se fait de ses relations et les souvenirs gardés de la relation à la mère; ce nouveau test à l'âge adulte, qui se voudrait le pendant de l'outil  de la « situation étrange » chez le jeune enfant, va permettre de conclure - et s'agit-il là d'un raisonnement quasi-tautologique ou de la validation d'une réelle avancée conceptuelle ? - que « la classification des mères est largement déterminée par celle de leurs enfants respectifs »; aux enfants B, A, C ou D correspondent majoritairement des mères, respectivement, F (secures autonomes ou free), Ds (détachées), E (enmeshed, préoccupées) et D (traumas non résolus)15. L'état secure de l'enfant scolaire serait corrélé à la cohérence du discours, reflet de la non-distorsion entre mémoire sémantique et mémoire épisodique, ce qui permet en outre d'utiliser les « narratifs » de l'enfant (ou le jeu avec des figurines, en lui demandant de poursuivre une histoire après avoir posé des situations de départ problématiques): le narratif du secure serait libre et fluide, cette capacité cognitive de l'enfant secure renverrait à sa capacité de dialoguer librement avec son environnement, tandis que les insecure donneraient des signes d'incohérences cognitives, reliées à leurs défenses: l'évitant sera ainsi caractérisé par le détournement de son attention, tandis que l'ambivalent exacerbera les émotions. Ces exercices narratifs ouvrent la voie à des approches thérapeutiques, proches du psychodrame, au cours desquelles l'enfant pourra intégrer les affects correspondant aux souvenirs évoqués, dans un fil d'existence cohérent.  La théorie de l'attachement se base  sur une « cohérence globale du sentiment de soi » (Stern 1989) en norme plus ou moins atteinte16, mais dans un modèle plus ou moins dynamique de construction où une certaine évolution des MIO est cependant possible jusqu'à cinq ou six ans, non spontanément mais à l'occasion d'attachements secondaires, de traumas ou de thérapies17.



refoulement – clivage – déni- distorsion: l'affect dans tous ses états
Faut-il ainsi restreindre le repérage d'incohérences dans le discours à l'usage d'une typologie ? Et Ferenczi ne nous avait-il pas déjà clairement documenté les troubles de la biographie dans le discours des traumatisés ? Et la distorsion de l'affect – qui certes va modifier l'adressage de la mémoire épisodique – n'est-elle pas reliée à bien d'autres événements encore dans la vie du sujet ?




Le thérapeute, base sécurisante métacognitive
Le thérapeute apparaît en «base sécurisante » (ou « base contenante », Winnicott 1965), permettant à l'enfant de renoncer aux stratégies défensives d'évitement. « Mettre des mots » sur des sentiments négatifs serait thérapeutique (Lacan n'aurait pas dit mieux), afin de rendre une cohérence à l'histoire du sujet et à son comportement. La métacognition (en vocabulaire comportementaliste, ce terme  semble réunir transfert et contre-transfert dans un tuning empathique18) est un outil important qui doit permettre au patient une prise de distance par rapport à ses propres attitudes, de repérer les différences entre les apparences et la réalité, de réaliser que le fonctionnement des autres  n'est pas forcément le même, le comprendre et l'accepter. Face à une attitude rejetante du parent, un enfant peut croire qu'il ne mérite pas d'être aimé, et se sentir « en faute »; l'exploration des affects permise par le thérapeute peut réduire le besoin de refoulement de l'attachement. En outre, le milieu « accueillant et tolérant »19 proposé par le thérapeute apporte l'expérience de nouveaux modes de relation, tente de lever l' « auto-entretien en boucle des MIO », dans leur part non-procédurale en tout cas. Ce changement de MIO ne peut pas être spontané, et nécessite une volonté de changement de la part du patient; il faut noter en outre que tenter de changer trop brutalement le mode d'existence peut réactiver les défenses.



Attachement au conjoint et au mort: la théorie chez l'adulte
Hazan et Shaver font en 1987 un parallèle entre l'attachement filial et l'attachement amoureux, sur la base des similitudes entre les attitudes entre amants et celles s'établissant entre mère et bébé (caresses, langage, etc...), des parentés biochimiques entre la succion/allaitement et l'orgasme (sécrétion d'ocytocine, Carter 1992), et de la même recherche de réconfort en cas de détresse, chez le partenaire ou auprès de la mère20. Bowlby considérait déjà en 1979 que s'il existe un attachement profond et durable au partenaire, il y a eu « guidage » par les modèles les plus précoces d'attachement. Le secure vit sa relation de couple dans l'intimité et la confiance, l'ambivalent est dans une demande affective démesurée et dans la frustration ou l'inquiétude, est « collant » et jaloux voire dominateur; l'évitant tente d'échapper à la dépendance affective. Dans une perspective évolutionniste (dans laquelle s'inscrit la théorie de Bowlby), les  secure forment des relations plus stables et plus fortes dans l'adversité, mais les relations multiples des évitants favoriseraient davantage la reproduction de l'espèce, tandis que les ambivalents préféreraient une relation de tendresse, plus que sexuelle (les femmes ambivalentes maternent leur conjoint). La passion amoureuse pourrait correspondre à une hyperactivation du système d'attachement; dans la rupture amoureuse, l'évitant se sent soulagé, tandis que l'ambivalent est triste, par activation persistante du système d'attachement, comme au cours du deuil (BOWLBY 1980).


Dans le deuil, Bowlby décrit une phase d' « engourdissement », une phase de protestation, puis survient la phase de deuil chronique, de désespoir, qui dure de un à trois ans, qui sera ensuite elle-même suivie d'une phase non pas de détachement mais de réorganisation du lien maintenu (parfois dans la prière, parfois aussi, chez les préoccupés, sous forme d'intrusion psychique du mort); le deuil chronique sera inhibé chez les évitants21. Le travail de deuil – et sa tristesse – pourraient être péjoratifs sur la « santé post-deuil » (risque de dépression, de somatisations, etc...)22; ainsi il est proposé d'adapter l'accompagnement du travail de deuil, respect des défenses chez certains,  ou travail  de « catharsis » chez d'autres.





Bref jugement sur l'attachement
L'attachement n'est qu'une facette des interactions inter-individuelles; c'est une théorie complémentaire et compatible avec d'autres modèles. C'est une approche quantifiable par de nombreux tests ou échelles. Sa vision déterministe est souvent critiquée, bien que l'attachement reste accessible dans une certaine mesure à un « travail sur soi », à des psychothérapies comportementales ou narratives. Les représentations mentales y sont  présentes; avec FONAGY (et le travail d'acceptation d'expériences passées restées inconscientes) la théorie de l'attachement rejoint d'ailleurs le champ épistémologique de la psychanalyse. Malgré ses aspects typologiques  qui pourraient la restreindre a un rôle descriptif plus que thérapeutique, la théorie de l'attachement dans sa version originale apporte une réflexion originale sur les relations primordiales du toucher (peau-à-peau) et du contact, et sur le mode de gestion de la perte de ces relations directes, immédiates, au monde réel. Dans sa forme actuelle cognitivo-comportementale, elle offre des hypothèses testables dans le domaine des relations mémoire/comportement.






II. Attachement, Maitri et Care


Un lien naturel entre tous les êtres vivants
MAITRÎ est un terme sanscrit usuellement traduit par "amitié", « empathie », "amour d'autrui", équivalent du philia grec, principe cosmologique des stoïciens, qui désigne chez les Anciens tout lien bienveillant envers autrui. Maitrî définit le lien naturel entre tous les êtres vivants, support du rapport à autrui, à tous les êtres, à la nature;   un lien humoral avec autrui (http://sanskrit.inria.fr/DICO/52.html#maitri). F. Zimmerman a orienté une large part de son séminaire 2008/2009 EHESS autour de ce concept   (http://ehess.philosophindia.fr/autrui/amitie.html) qui s'inscrit dans la vision biologisante de la réalité humaine, développée dans les textes philosophiques de l'hindouisme et du bouddhisme, et support de ces autres  concepts que sont compassion, non-violence et... détachement. 

La Maitrî est un rasa, une des humeurs - telles qu'elles sont également définies dans la médecine hippocratique – qui circule dans le tissu des êtres vivants interconnectés dans la cosmogonie « végétale » indienne. Cette notion de tissu du vivant, siège de tous les rasas, nous rapporte à des perceptions sensitives "primordiales" et immédiates (telles celles du nouveau-né, via le  toucher en particulier), mais aussi à la communication avec le public dans  les arts totaux comme le théâtre Natyasastra, ou l'empathie thérapeutique  dans la prise en charge ferenczienne du traumatisme.

Lien entre les vivants, la Maitri est également une disposition intrinsèque23, l'autre n'étant que prétexte à sa mise en oeuvre; il s'agit avant tout d'une éthique de soi-même dans laquelle "le résultat (social) viendra de surcroît", tel un "effet secondaire" (R.H. Jones, Theravâda Buddhism and Morality); l'acte est plus important que la conséquence, mais les "radiations" de l'acte à tout le monde des vivants sont un présupposé cosmogonique, et le concept « à double entrée » de Maitrî en principe de bienveillance et en lien cosmologique est  certainement un exemple important de la vision « en abyme »  du monde dans l'Inde classique.

L '"individu" occidental, lui,  n'est conceptualisé que par sa facette sociétale, mais dans l'ensemble des vivants, d'autres facettes sont communes, tissant un monde continu, un « gel » du vivant, semi-public/semi-privé, et préservé de la schizoïdie par la Maitrî.

Le Care, cette philosophie initialement développée aux USA par des intellectuelles féministes, mais également porté,  via le mouvement contre-culturel américain, par  l'orient et de la notion d'hylozoïsme (ou « hypothèse Gaïa ») de la tradition hindoue, comprend "tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre monde", monde entendu comme unité comprenant nos corps, nous-mêmes en tant que sujets, et l'environnement. Le Care est une philosophie de la sollicitude, il est aussi une pratique et une éthique au service du social, dans laquelle les êtres sont interdépendants et non plus des fictions d'autonomie, l'individu le plus performant et le plus autonome ne pouvant se déployer sans tout un appareillage externe, des réseaux, le travail des autres, des services. Ce Care, rendu invisible dans les sociétés de profit et de compétition actuelles, car il fausserait "l'équation libérale" des nations, est pourtant bien d'un accès inégal selon les ressources et la situation sociale. 


Penser le Care, ce réseau a priori altruiste, semble mettre en débat les propositions théoriques de la sociologie et celles de la psychanalyse:

- Le lien est naturel et diachronique, le sujet inachevé s'étaye à ce lien, car sa contingence nécessite cette énergie de cette liaison. La pulsion de mort, ce concept freudien tardif, discuté et quelque peu énigmatique, n'est-elle alors qu'une déliaison, qui libère l'énergie à l'inorganique,  et non une énergie pulsionnelle autonome, les liens brisés du réseau naturel du Care, « flottants au vent de l'inorganique », délivrant alors leurs courants de mort/douleur ?

- De l'Ego dans le réseau ?  D'une part, la Maitrî, support du Care, est d'abord positionnement du sujet dans le monde des vivants, et non action positive sur ce monde; et la position de non-malévolence qui en découle est d'abord morale privée qui permet à l'individu d'établir son « berceau »; mais d'autre part le narcissisme, mobile premier et ultime de tous nos actes pour la psychanalyse, pourrait bien s'inclure dans ce concept, puisque son objet premier est le sujet inclivé, non-amputé encore de représentations retranchées prénatales, de clivages traumatiques, d'exil géographique, d'amputations de sa chair par maladie, de sa fonction par  handicap, le sujet en lien. Si le seul sujet morcelé est l'objet de la psychanalyse, l'amour partiel que l'on peut offrir à un fragment de soi-même devient étranger à la compassion; mais si l'objet de la psychanalyse est de « récupérer » les morceaux perdus dans le développement du sujet, de lui permettre de retrouver la trajectoire qui a conduit à ces amputations obligées pour avancer, si la psychanalyse est une marche diachronique vers l'inclivé et le relié, alors le narcissisme ne se fond-il pas dans la Maitrî ?


Maitri et théorie de l'attachement
Bien que des correspondances soient possibles – et que Bowlby ait pu, tout comme Freud, redécouvrir dans sa théorie un "passage vers l'Inde"24, des différences sont également notables:


- le lien d'attachement est dyadique, la maytri est lien « universel »;

- le lien maitrique, rasique, est direct, comme le contact primordial  peau-à-peau, mais la théorie de l'attachement s'éloigne – par rapport à sa base éthologique initiale - de cette immédiateté, en conceptualisant des comportements associés à la représentation. L'attachement est compris, dans sa théorie éponyme, non seulement en lien physique (peau-à-peau du nourrisson) mais également comme sentiment, qui devient prépondérant chez l'enfant plus âgé. Il est encore dans cette acceptation compatible avec la maitri, ce rasa ou fluide émotif qui circule au sein du tissu du vivant, et de « corps » en « corps », sans emprunter les filtres des organes des sens; cependant dans l'avancée plus cognitiviste de la théorie de l'attachement, c'est par le langage, et donc les organes sensoriels différenciés, que circule l'affect;

- Dans le mode de fonctionnement associé à la représentation, le temps du sujet pourrait cependant être retrouvé par un « pas-de-côté » au réel. S'agit-il de sortir de la Maya, ce réseau de l'illusion ? Le sujet est-il initialement appauvri par l'empreinte et la synchronie aux conditions de détachement de la première enfance, ou bien le sujet est-il  celui-là même qui est immergé en plein réel, et que l'adulte cherchera à retrouver ? En termes de l'Inde ancienne, la constitution d'un jivatman, cet atman doté d'une composante publique mais aussi d'une composante privée du soi, et créatrice de réel nouveau, est-elle dépendante de ce passage en diachronie (Green) ou en diatopie (Winnicott) du sujet via la représentation ?25 La vie ici-bas serait alors ce processus expérimental, cette machine à croître le réel, à se libérer de l'empreinte première, de la gangue de l'androgyne, à croître, puis à se rejointoyer au réel, le grandissant. L'arrachement originel est compensé par la représentation, ce filtre sensoriel de l'espèce, qui nous fait conceptualiser limites et autres inter-règnes, qui nous fait croire limités/exposés à l'environnement. La séparation n'est que du monde sensible, et notre douleur est chtonalgie (souvenir de cet arrachement à l'argile du réel, et énergie associée qui soutient notre futurité) plutôt que nostalgie et sa tentative de retour en un mythique lieu généalogique.








Notes
1. Les stades de la mort annoncée d'E. Kübler-Ross, M.D. (1926 – 2004), initialement décrits chez des enfants à la libération des camps nazis, et qui présentent une séquence similaire (déni – colère – marchandage – dépression – acceptation) ne seront publiés qu'en 1969.
2.Ainsi le traumatisme infantile favorise-t-il la « boucle non-empathique trans-générationnelle »; mais cette typologie rappelle des tentatives récentes du pouvoir de « screener » précocément de « futurs délinquants »...
3.Ce « type » pourrait-il être le passeur transgénérationnel du trauma « retranché » (F. Davoine) et appartenir aux états-limites ?
4.Des tests de « situation étrange » adaptés on mis en évidence que les enfants autistes pourraient développer des stratégies « secure » comme « insecure », les profils « insecure » n'influeraient que sur une comorbidité associée à l'autisme; ces analyses comportementales sont parmi celles qui ont, dans le processus de déculpabilisation des parents et de dépsychiatrisation de la maladie, éloigné l'autisme du recours à la psychanalyse.
6.« Du côté de la mère on remonte à l'amibe, du côté du père au symbole ». J. Lacan
7.K. Lorenz était membre du parti nazi, inscrivit ses travaux dans la perspective de « sélection » national-socialiste, et ne revint jamais formellement sur cette appartenance... aujourd'hui les théories cognitivo-comportementales sont au service du système biopolitique dont les camps furent le paradigme (http://interlivrehypertexte.over-blog.com/article-26728467.html)
8. Ce qui conforterait son utilité dans le dépistage précoce des types de relation mère-enfant, et l'intérêt que suscite cette théorie, à partir des pays anglo-saxons, dans les milieux de l'aide à l'enfance, des familles d'accueil pour enfants voire pour adultes, la capacité à « bien accueillir », ou la compatibilité accueillants-accueillis, pouvant être déterminée par les tests de type AAI. L'objectif de la théorie semble bien plus dans le repérage éducatif et social – et donc politiquement marqué -, une « sécurisation » des bébés pouvant être obtenue quand les mères acquièrent des « compétences éducatives ». Le traitement préventif des troubles de l'attachement serait celui de l'environnement, il est social; pourrait-on en dériver un pladoyer pour une éducation plus collective, coopérative ?
9.Si l'on considère le toucher et le peau-à-peau initial, les autres sens introduisant filtres de fréquence et distance (http://interlivrehypertexte.over-blog.com/article-26000061.html); seuls les deux amants éperdus se considèrent attachés l'un à l'autre par tous leurs sens... (http://interlivrehypertexte.over-blog.com/article-24855814.html) 
10.La primordialité du toucher céderait la place à l'affect dans la traversée de l'existence, puis le corps à nouveau parlant de la vieillesse ferait retour au sens primordial... (cf. colloque Dynamiques du vieillissement, Paris Diderot, mars 2012).
11. Chez les insecure – et peut-être le thérapeute ferenczien – l'empathie reste un « tuning » à appliquer, et non une « disposition » (http://interlivrehypertexte.over-blog.com/article-26766666.html)
12. Distorsion que l'on pourra étudier au travers du rêve ou dans le cadre psychanalytique, que l'on considère les affects personnels bloqués par refoulement ou substitués par les affects parentaux, et que le travail sur la narrativité ou la cure psychanalytique permettra de remettre en contexte subjectal.
13. Ces relations mémoire épisodique/sémantique et attachement mériteraient d'être approfondies au cours du vieillissement où les deux types de mémoire sont atteints de manière différentielle. 
14. La rencontre mère-enfant en seule relation non choisie...
15. Miljkovitch préfère, ici encore, parler de concordance d'état d'esprit plutôt que de transmission de MIO
16.Pour la psychanalyse, le sujet a une contenance et une contingence, mais aucune cohérence (il est diachronique, etc...)
17. Par ailleurs MILJKOVITCH rapporte qu'avoir un père secure est associé à de moins bonnes capacités narratives de l'enfant, car ce type de pères serait menaçant en terme d'angoisse de castration.
18. J.P. Wilson, Empathy, trauma transmission, and countertransference in posttraumatic psychotherapy, in Broken spirits, J.P. Wilson & B. Drozdek Eds,; S. Ferenczi, Le traumatisme, Paris: Payot, 2007.
19. « Bienveillante neutralité » du cadre psychanalytique, empathie dans l'abord du traumatisé (« cette façon de procéder que Freud m'avait interdite, dira Ferenczi), et « base sécurisante » pour l'insecure...
20.Mais une relation de couple de type secure n'est-elle pas plus du registre de la « sécurité sociale » que de l'amour ?
21. Les « détachés »... s'attachent peu et traverseraient « mieux » le deuil...
22. Le suicide pourrait être plus fréquent chez les adolescents de type ambivalent-préoccupé.
23. Ce qui est bien proche du postulat de la pulsion d'attachement de Bowlby
24.« Christophe Freud a redécouvert le passage vers l'Inde ». B. Breytenbach
25 cf. diastratie/Rome de Freud, Malaise dans la culture

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