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samedi 10 septembre 2011

effondrement social, Care et Karuna

notes de lecture autour des articles de
 Geneviève Decrop
Au delà de la crise, vers une troisième modernité ?
Entropia N°7 automne 2009
pp. 107-120
et de
Delphine Moreau
De qui se soucie-t-on ? Le care comme perspective politique 
Revue internationale des Livres & des idées (RiLi) N°13 septembre-octobre 2009
pp. 18-22 


 
L'endettement relève d'un "processus primaire" économique, celui de croire posséder l'objet désiré, par la simple existence du désir de consommer... Nous sommes dans un mode de présence au monde qui est celui de l'endettement, et de la contagiosité, celle des créances pourries imposées aux plus pauvres pour la croissance de quelques uns. Il y eut, dans notre occident, les institutions, les églises; le XVIIIè siècle créa le citoyen, cette "immanence institutionnelle, démocratique"; et le chemin s'engagea vers le progrès et l'émancipation totale de l'individu à ses liens au local, vers l'émancipation de la raison à ses obscurantismes, vers l'émancipation du métabolisme à la biologie, et de la culture à la nature. Vint 1945 et l'émancipation des femmes et autres colonisés. Mais Auschwitz avait décrété le biopolitique, et son relai ultralibéral des années 1980: la démocratie cédait alors la place à une société d'individus formatés par une oligarchie profitante. Ne reste, à cet individu moderne dépossédé du citoyen, que le désir, et la dette, que ce sentiment d'autonomie au prix d'une dépossession radicale, et dont il n'a pas même conscience dans le quotidien. Et si un jour il se réveille, il ne lui reste que  la peau de la victime...1 Cet individu autonome, émancipé de ses affects, et qui se croit en accès libre à l'espace public était jusqu'à aujourd'hui le modèle de l'acteur moral, du sujet politique: or cette fiction moderne de l'individu autonome et performant n'est plus que le reflet, peut-être le noeud, de l'impuissance de ceux qui sont laissés à découvert par les défaillances du programme: femmes, travailleurs étrangers sans-papiers, pauvres, etc..., ceux qui effectuent ces tâches "invisibles" (voire "impudiques" quand elles touchent à l'intime de l'aidé) ou au mieux considérées comme "naturelles", du Care...

Le Care en remède à l'effondrement annoncé ?
Trois voies alternatives pourraient se présenter à la société: un retour nostalgique aux petites communautés,  où pour de bon il faudrait travailler plus, mais pour sa propre survie et non l'enrichissement de l'oligarchie; une reprise du contrôle des machines folles par la raison; ou, piste sans doute la plus fructueuse, l'instauration des principes du Care, cette philosophie initialement développée aux USA par des intellectuelles féministes. Il ne s'agit pas d'une morale à usage privé, ni d'un outil réservé aux statuts les plus dévalorisés: le Care comprend "tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre monde"2, monde entendu comme unité comprenant nos corps, nous-mêmes en tant que sujets, et l'environnement: le Care est soutien à la vie du réseau de ces éléments3. Issu du mouvement féministe mais aussi, via la contre-culture américaine, de l'orient et de la pensée hindoue, le Care est une philosophie de la sollicitude: les femmes, en effet, et les non-occidentaux, ne peuvent s'abstraire du sensible et du particulier. Doctrine philosophique, le Care est aussi une pratique et une éthique au service de la santé, du social, de l'enseignement, dans laquelle les êtres sont interdépendants et non plus des fictions de l'autonomie, dans laquelle l'individu le plus performant et le plus autonome ne peut se déployer sans tout un appareillage externe, des réseaux, le travail des autres, des services. Philosophie ayant une approche voisine de celle de l'"hypothèse Gaïa" (la planète en être vivant, ou hylozoïsme de la tradition hindoue6), le Care replace l'homme dans la nature, la nature n'est plus une "ressource" plus ou moins exploitée par l'homme, plus ou moins valorisée par le travail, mais un milieu dont l'homme n'est pas coupé et avec lequel il interagit5.Ce Care est à la fois rendu invisible actuellement, et est aussi d'un accès inégal selon les ressources et la situation sociale,  dans nos sociétés libérales... Maintenu invisible, aussi, car il fausserait "l'équation capitaliste" des nations4...

Care et Karuna 
(de l'émotion au soin: charité ou "tous accrochés" ?)
 Care signifie tout autant "se soucier de" (to care about), "prendre en charge" (to take care of), "donner le soin" (care giving), "recevoir le soin" (care receiving). Dans sa première acceptation, "se soucier de", il rejoint les notions sanscrites de maitri (empathie) et de karuna (compassion, ou empathie pour ceux qui souffrent) entre tous les êtres vivants13. Il est une disposition, "se soucier de" est du registre de la compassion "passive", ""donner le soin" de celui de la compassion "active"7. Le Care permet, tout au long d'un processus empathique, de "boucler la boucle" entre la victime et le sujet, voire entre la victime et la douleur: le Care doit permettre de retourner la haine en soin, d'appliquer le principe de non-malévolence (Ahimsa). Le Care est une pensée-action, en accord avec le souci de réparer ce qu'à fait l'exploitation économique de l'environnement global, il est une re-création de liens entre humains mais aussi entre humains et non-humains. Le Care n'est pas renoncement aux acquis de la modernité8; nous avons juste à abandonner notre illusion d'autonomie à la surface de l'écorce d'un monde qui nous serait à la fois soumis et étranger, nous avons juste à abandonner ce "moi" qui n'existe pas...: le Care est à l'antipode des communautarismes, et le vulnérable y sert de boussole, pas de victime9. Le Care permet de poser un regard autre que celui du prédateur sur les êtres et sur les choses10, il permet un retour à l'affect.12,14 

Le Care en pratique: l'aide humaine
 (une économie du cher
Le projet du Care est un maillage social du souci et du soin, basé sur notre commune interdépendance naturelle, même si certains dépendent de manière "plus vitale" du soin ou de l'aide des autres. La vulnérabilité nous est constitutive: chacun, à un stade quelconque de son existence, nécessite du Care de la part des autres, ne serait-ce que l'enfant de sa mère, mais aussi l'homme d'affaires "surbooké" de la part des prestataires de services (ménage, etc...), la personne âgée dépendante de la part de son entourage ou de la société, etc... La dépendance à autrui ne doit pas s'apprécier que dans une perspective longitudinale (petite enfance, grand âge), mais il faut également attirer l'attention sur les formes de Care au quotidien dont chacun de nous fait l'objet, au sein du couple, de la famille, des amis, des collègues, des professionnels, autant de dépendances déniées mais qui nous maintiennent en lien au monde. Le débat peut alors se déplacer, non plus sur une distinction arbitraire entre "indépendants" et "dépendants", mais sur la distinction entre ceux qui peuvent se procurer le Care dont ils ont besoin et ceux qui ne le peuvent pas: la conscience de la vulnérabilité de tous, la remise en cause de l'altérisation par la dépendance, doivent dans la philosophie du Care être à l'origine d'un véritable effet politique, les destinataires du Care ne devant pas être conçus comme des éléments passifs du dispositifs, mais comme des maillons de celui-ci3, et doivent par ailleurs pouvoir faire entendre leurs préférences, leur projet de vie. "Même si parfois de la voix des "carereceivers" n'est conservée que le son, et pas la parole" (personnes dans le coma, atteintes de troubles psychiques, enfants, etc...). La formation à ces tâches d'aide, aide familiale, aide ménagère, aide humaine est cruciale à penser et organiser. Actuellement, ces tâches sont socialement dévalorisées, et effectuées par des personnes elle-même le plus souvent en précarité sociale, qui de plus sont sur-exposées à des pathologies professionnelles (physiques du fait de la lourdeur des interventions, mais aussi de type "burn-out" psychologique, voire de maltraitance, du fait de l'exposition par exemple à la détresse de patients en phase terminale de maladie chronique, de personnes handicapées, de personnes âgées dépendantes). Alternativement, l'hyper-sollicitation des aidants peut conduire à des attitudes de maltraitance envers les aidés15. Peut-on effectuer les tâches du care sans s'impliquer affectivement ? Quelle professionnalisation du care, ou quel volontariat ? Quel équilibre optimal "bonne volonté"/ compétence doit-il être atteint pour que le Care reste un maillage et non une logistique11 ?
Face au défi financier pour les collectivités à financer ces aides humaines, des "crédits Care" pourraient être mis en place sur un mode solidaire et redistributif, selon les principes originaires de la Sécurité Sociale, chacun fournissant du Care selon ses possibilités à certaines périodes de sa vie, et en recevant à d'autres. Un "service civique du Care" pourrait même être proposé sur la base d'un volontariat, et avec une formation adéquate, aux jeunes qui le souhaiteraient. Rendre de l'autonomie déplace et dépasse la charité de nos premiers hospices pour réinsérer le receveur de Care dans une activité sociale et économique, et en mobilisant le minimum des ressources de la collectivité (maintien à domicile versus hospitalisation, par exemple).
Doit on craindre des dérives de la mise en place du Care  vers des "localismes" ou vers du "maternage" sanitaire ou social ? L'empathie peut-elle paradoxalement obérer l'autonomie d'autrui ? On peut surtout espérer du Care un approfondissement démocratique, car la construction des politiques du Care ne peut se faire sans se référer aux bénéficiaires. Mettre en place le Care relève du double enjeu de la réflexion morale (dimension relationnelle et attentive au singulier) et de la dimension politique (correction de la manière dont les activités de Care sont inégalement réparties, et supportées le plus souvent par ceux qui pourront le moins en bénéficier quand ils en auront besoin).

Bienveillance et bientraitance  
sont des notions qui font progressivement leur entrée dans le champ professionnel médico-social15, et même dans celui de l'"accréditation": les dérives à venir sont sans doute plutôt à craindre de cette tentative de codification de la karuna...
La bienfaisance (non nocere et maximiser les avantages) est devenue, dans le cadre des protocoles de recherche, une "obligation légale" faite aux professionnels. La notion de bienveillance, plus récente, se situe au niveau de l'intention des professionnels, et comporte une dimension de veille. La notion de sollicitude développée par Paul Ricoeur consiste quant à elle à rétablir au sein d'une relation dissymétrique une attitude permettant de rétablir un équilibre, face à une fragibilité momentanée ou durable de l'autre. Le Care procède de ces différentes attitudes et pratiques, et ne doit pas être déterminé, face à la personne dépendante, par la règle ou le droit, mais par l'adaptation de la réponse à une situation toujours singulière, en sortant de son propre cadre de référence pour entrer dans celui de l'autre. Le concept de bientraitance, qui voit lui le jour dans les années 1990 dans le domaine de l'accueil des très jeunes enfants, peut se rapporter au concept winnicottien de "mère suffisamment bonne", dans le sens ou le soin relève d'un ajustement à un enfant particulier et à un moment donné: la posture bientraitante doit être ajustée à un usage singulier à un moment donné, et cette adaptabilité relève d'une faculté d'empathie et d'une posture de négociation de la part du professionnel. Personnalisation permanente de la "prestation", la bientraitance ne peut recevoir de définition définitive. Recherche d'un équilibre au sein d'un couple aidant-aidé amené à évoluer, la démarche de bientraitance nécessite également une attitude de questionnement collective sur les pratiques et leur mise en acte.
La démarche de bientraitance répond aussi étroitement à l'exposition des professionnels  à la complexité des situations de maltraitance, proposant une démarche et un enjeu auprès des plus vulnérables: utiliser le terme de bientraitance oblige les professionnels à garder à la mémoire le risque de maltraitance dans ces populations, à l'englober dans une stratégie affective, à l'image de la non-violence hindoue (ahimsa) qui n'est pas simple absence de violence, mais contrepoint total de cette violence, structure en miroir de la violence. Ainsi la bientraitance est elle à la fois démarche positive et mémoire du risque. Fondée par ailleurs sur l'égale dignité de tous les êtres humains, ellle est réaffirmation pour les professionnels du secteur médico-social des principes de la Déclaration universelle des droits de l'homme, et s'affirme ainsi en manière d'être des professionnels, au-delà d'une série d'actes. Elle suppose un aller-retour permanent entre penser et agir: de la bienveillance, la bientraitance retient l'importance de l'action positive, à laquelle s'ajoute la nécessité d'un acte bienfaisant, recherchant le plus juste équilibre au sein de toutes les contraintes. Sans intention positive, la bientraitance serait arbitraire, sans acte concret elle se limite à une bonne intention.




1. La victime est le symptôme de la défaillance du biopolitique à décider de la vie et de la mort de l'individu. En se réveillant dans la peau de la victime, le sujet reprend conscience de son interface.
2. Un processus collectif anti-entropie sociale, comme la vie biologique est anti-entropie objectale. 
3. voir Joan Tronto, Un monde vulnérable. Pour une politique du care, La Découverte, Paris, 2009.
4. Le Care fourni par les femmes  en particulier, auprès de leurs familles, est considérablement négligé dans les différents indices socio-économiques, comme le souligne depuis longtemps l'association Attac (voir Le développement a-t-il un avenir, Mille et une nuits, 2004).
5. "Tant  qu'il y aura la nature et l'homme, il y aura la police entre deux" (Comité invisible, L'insurrection qui vient).
6. Des interactions réglées de l'univers: castes et inégalité du Care... ???
7. Dans les traditions orientales, la compassion est plus un exercice spirituel de l'individu, même si la finalité de cette expérience est l'ouverture du "soi" sur "l'autre du monde": amitié, compassion et non-violence sont des positionnements dans le monde, mais à point de départ individuel; dans la morale chrétienne, la compassion inclut la charité, l'action envers le souffrant.
8. Où l'on retrouve l'idéal fondateur d'Auroville: du lien et de la modernité, de la biomasse et de la conscience. 
9. Où l'on relira avec intérêt Le normal et le pathologique de G. Canguilhem... 
10. Car nous sommes maillons de la pathocénose du monde. 
11. Ou comment éviter la dérive du "tiers-mondisme" des ONG des années 60 vers la logistique économique actuelle des grandes entreprises de solidarité internationale ? 
12. Poser un regard et agir: en celà le Care garde cette composante externe, qui n'est pas celle de l'amour, du lien amoureux qui s'établit par l'intermédiaire des sens, qui crée "le grand soi", et qui peut en retour, dans cette fusion psychotique de l'amour fou, être un perturbateur du lien social externe... Belle du Seigneur déchu... Mais peut être aussi les "inclivés", nos "fous", sont-ils dans une situation de dépendance envers un "amour-Care" thérapeutique, et peut-être en pratique psychiatrique, le Care "doit"-il gagner cette dimension "amoureuse", c'est-à-dire faire du lien par les sens, mais dans le cadre collectif d'une équipe de soin,  dans une "constellation transférentielle" et dans des "suites métonymiques institutionnelles" (P. Delion, Séminaire sur l'autisme et la psychose infantile, érès, 2009) ? 
13. Francis Zimmermann, Philosophindia 
14. Le Care en stratégie de débanalisation du mal (cf. H. Arendt)
15. Agence nationale de l'évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux (Anesm), Recommandations de bonnes pratiques professionnelles. La bientraitance: définition et repères pour la mise en oeuvre.

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